lundi 25 février 2019

Au sommet de la hype de l'IA, Bercy nous ramène sur terre

Ce fut une semaine très chargée sur le front de l'intelligence artificielle (IA) en France, avec une certaine effervescence autour du ministère de l'Économie.
Loin des grands rapports et autres grandes messes gouvernementales auxquelles on a été habitué ces dernières années, une décision majeure en matière de souveraineté numérique et d'IA avait été confirmée il y a un mois dans les vœux à la presse du ministre de l'Économie Bruno Lemaire. 

Les secteurs de l'intelligence artificielle et du stockage des données numériques seraient prochainement intégrés au "décret Montebourg" qui réglemente les prises de participation par des acteurs étrangers. Ces "secteurs" viennent s'ajouter aux secteurs déjà protégés de l'énergie, de l'eau, des transports, des télécoms et de la santé publique. 

Le 19 février le ministre a inauguré un nouveau datacenter en région parisienne et prononcé un discours assez offensif sur cette souveraineté numérique (ici). Il rappelle les enjeux de l'intelligence artificielle, la maîtrise des données qu'elle suppose pour l'apprentissage et donc la souveraineté des infrastructures qu'elle demande à l'échelle des enjeux d'un pays.


On avait déjà eu des plans pour le Cloud souverain, avec les faibles résultats que l'on connaît, des plans et rapports multiples pour l'IA et surtout beaucoup de réglementaire sur les données, entre le RGPD et l'open data. 
Mais pour GreenSIla vision complémentaire des données, du stockage national et des traitements intelligents, n'a peut-être jamais été aussi bien résumée et articulée par un membre du gouvernement depuis bien longtemps. 

Elle est bien sûr stratégiquement essentielle. Les GAFAs qui maîtrisent les trois nous le rappellent, par exemple en ayant construit leur propre datacenters, jusqu'à changer le design des serveurs pour qu'ils soient optimisés pour leur activité, et en atteignant un point d'excellence leur permettant d'en faire une offre pour les autres.

Dix jours avant, toujours au Ministère de l'Économie, c'est un arrêté publié au Journal officielqui annonce la mise en place d’un "traitement automatisé d’analyse prédictive" consacré aux finances publiques. Après la recherche des fraudeurs sur les réseaux sociaux pour les particuliers, annoncée fin 2018, Bercy se penche maintenant sur les données comptables de ses services. De ce que l'on comprend, le nouveau "dispositif" de l’Agence pour l’informatique financière de l'État, va assister les comptables publics pour identifier parmi ces données des dépenses présentant des risques d’irrégularité... 

Avec ces deux exemples, l'IA est donc en train de concrètement donner une vision et des moyens à l'action publique en matière de numérique et on ne peut que s'en féliciter.

Le 19 février, il y a également eu à Bercy l’"AI France Summit", une grande messe comme on les aime bien, avec publication d'un rapport de consultants pour éclairer la dizaine de rapports précédents qui disent à peu près la même chose sur "l'État de l'art, et les perspectives pour la France".

Ce rapport y a révélé un classement et une analyse de 14 secteurs clés impactés par l’intelligence artificielle, où sans surprise la santé est en haut de la liste. Mais l'atteindre ne dépendra pas que de l'état de l'Art. Un billet récent de GreenSI a montré que le sujet de la santé connectée en France était bloqué à la case "relation patient-médecin", avant de pouvoir avoir une chance d'aller sur la case "data" et de là peut-être demain rejoindre la case "IA". 

Les tables rondes de ce congrès se sont interrogées alors, si les chirurgiens assistés d’une intelligence artificielle devront se transformer demain en chirurgiens data scientists capables d’expliquer les décisions de la machine ayant assisté leurs opérations. Mais aussi sur la juste place du maire stratège vis-à-vis d'une IA, caricaturée par les décisions de véhicules autonomes.

Pour GreenSI ce type de question philosophique ne fait que montrer que l'IA a atteint le haut de la courbe de "hype" de Gartner, le sommet des attentes irréalistes et parfois irrationnelles. Revenons vite concrètement sur terre. Est-ce que les entreprises ou administrations françaises utilisent déjà les quelques avancées opérationnelles de l'IA avant l'aller fantasmer sur le libre arbitre et l'explicabilité des algorithmes ? 

Pour le Boston Consulting Group qui a conduit en fin d'année dernière une enquête auprès de 2.600 entreprises ("Mind the AI Gap: Leadership Makes the Difference"), la réponse est clairement non. Les entreprises françaises sont à la traîne en ce qui concerne l'utilisation de l'IA, seulement 20% utilisent activement l'IA et 30% en sont encore au niveau des tests. Pour les administrations Bercy est certainement la plus avancée... après le ministère de la Défense ;-)

Là où les entreprises sont les meilleures c'est dans les produits de grande consommation, et là où elles sont très en retard, notamment par rapport à l'Allemagne, c'est dans l'industrie, malheureusement à un moment où la France se réindustrialise. C'est donc tout l'enjeu d'une production industrielle intelligente qui se différenciera par son niveau de qualité, par rapport aux usines dans les pays à bas coûts.

Mais la course mondiale reste ouverte. La France se situe finalement au même niveau que l'Allemagne et loin devant le Japon. Seule la Chine est loin devant tout le monde, y compris les États-Unis. L'étude conclut qu'en matière d'IA, le leadership fait la différence.
Trois dimensions de la culture d'entreprise et de l'organisation sont essentielles:

  • avoir des cycles d’innovation courts et rapides, 
  • miser sur l’innovation en matière d'IA (chercher à imaginer de nouvelles choses et ne pas reproduire celles qui existent)
  • avoir une approche transverse non limitée à une seule fonction.

Dans ce contexte, les initiatives gouvernementales en matière d’IA, une infrastructure technique de qualité et pourquoi pas souveraine, des niveaux de compétences et des environnements favorables aux entreprises sont bien sûr essentielles. Mais ces facilitateurs sont nécessaires, et non suffisants.

C'est aux entreprises et aux administrations d'adapter leur culture de travail pour exploiter le potentiel de l'IA. Pour cela il vaut certainement mieux se retrousser les manches, et investir, investir, et encore investir, plutôt que de philosopher sur le sexe des anges et la conscience des machines. 


Luc Julia, le créateur de Siri d'Apple, maintenant en charge de l'IA chez Samsung, dans son livre "L'intelligence artificielle n'existe pas" sorti le mois dernier, essaye de tordre le cou aux idées reçues et à tous les fantasmes autour de l'IA que l'on retrouve en boucle dans les conférences et dans certains articles de presse voulant susciter de l'audience.
L'intelligence artificielle dont on parle dans les conférences n'existe pas ! L'autre IA, celle sur le terrain et dans les projets, grandit tous les jours mais est encore loin de ce que l'on voudrait qu'elle fasse déjà.

Ce livre est plutôt destiné au grand public qui souhaite s'informer sur ce qu'est l'IA et ses applications à l'horizon 2030-2040. Il éclaire aussi les progrès relativement lents de ces travaux depuis 30 ans, au travers du parcours de l'auteur.

Alors est-ce que les machines vont se mettre en réseau via Skynet (Terminator) et prendre le contrôle de l'humanité ? La fiabilité toute relative de l'informatique que l'on rencontre tous les jours devrait vous suggérer qu'on en est loin et que le marketing des acteurs de la Tech et des organisateurs de conférences est en train de vous manipuler.

Maintenant ce n'est pas pour cela que la France ne doit rien faire, et GreenSI salut l'impulsion donnée par Bruno Lemaire et tout le Ministère de l'Economie, qui nous rappelle que l'IA est avant tout un sujet business, de souveraineté et non philosophique. La transformation digitale de tout un pays commence par soi-même.
Previous Post
Next Post
Related Posts

L'humour de ceux qui aiment le numérique