Ça s'est décidé cette semaine, les experts du sujet s'y attendait depuis un moment, SIRHEN, le projet de paye unifiée des 1,2 millions d'employés de l'Éducation Nationale, enseignants et non enseignants, est stoppé.
Après 321 millions d'euros d'investissements ce n'est pas une décision facile à prendre, mais le nouveau Ministre de l'Éducation Nationale l'a prise, et c'est toujours un moment clef dans un projet.
En 2007 les multiples systèmes RH, développés en spécifique, sont complexes, mal urbanisés puisqu'ils intègrent la gestion des agents avec le processus de gestion de la préparation de rentrée et des processus amont. Ils sont orientés gestion et non pilotage. SIRHEN c'est donc l'idée de n'avoir qu'une seule base de données pour gérer toutes les ressources humaines de l'Éducation Nationale et des applications mieux urbanisées autour. Une idée qui est au cœur des ERP dans le domaine des RH, les SIRH, dont il tire son nom en ajoutant EN pour Éducation Nationale.
Estimé à 60 millions d'euros au départ, la mise en place de cet ERP, toujours développé en spécifique, est vite devenue un gouffre financier. De 250 millions d'euros fin 2016 quand un premier signal d'alarme a été tiré on est passé à 320 millions d'euros quand le Ministre Jean Michel Blanquer l'a stoppé cette semaine, donc sans valider son budget prévisionnel qui devait monter à près de 500 millions d'euros.
SIRHEN est pourtant un projet qui s'inscrivait dans la définition du GPRH 2010, le schéma directeur de la gestion prévisionnelle des RH de l'Éducation Nationale. C'est donc à priori un projet aligné avec la stratégie, mais qui a peut-être visé trop gros d'un coup pour sa couverture fonctionnelle et péché par optimisme quand à sa capacité à vouloir développer un spécifique et surtout à le spécifier.
Si vous êtes un lecteur fidèle, vous savez que tous les projets "pharaoniques" finiront par échouer !
Ils échouent car leur probabilité de réussite basée sur les analyses des retours d'expérience de grands projets est quasi-nulle. Ça fait mal, mais c'est statistiquement vérifié. On peut consulter notamment les travaux du Standish Group, relatif au "Chaos report" qui existe depuis 1994. D'ailleurs dans les cours que je donne en master des SI dans différentes écoles, quand je pose la question aux élèves "qui après avoir obtenu son master est intéressé par un poste de Direction d'un grand projet ?", prudents, personne ne lève la main...
Échouer veut dire que l'un des trois paramètres clef du projet (Coût, Délais, Besoin) ne sera pas respecté et va dériver, ou que le projet sera totalement arrêté. C'est ce qui est arrivé à SIRHEN. Les derniers progrès majeurs dans l'augmentation de la probabilité de réussite des projets c'est l'introduction des méthodes agiles, c'est ce qui a également été tenté avec SIRHEN en 2016 mais ça ne résout pas tout.
SIRHEN, préparé sous Jacques Chirac avec Gilles de Robien comme Ministre de l'Éducation Nationale, a été lancé sous la présidence de Nicolas Sarkozy, avec Xavier Darcos puis Luc Chatel, avec la ferme intention de mettre à niveau la gestion des RH dans l'Éducation Nationale. Il aura ensuite connu celle de François Hollande, pour ses premières difficultés et 3 ministres "éclairs" qui n'auront pris aucune orientation décisive sur ce projet. Peut-être auront-ils été échaudé par un autre projet, Louvois (très suivi par GreenSI) qui aura également coûté des centaines de millions d'euros avant d'être arrêté lors de ce quinquennat.
Dix ans plus tard, SIRHEN passe donc sous la houlette de Jean-Michel Blanquer dès le 17 mai 2017 qui le défendra d'abord à l'Assemblée quand des députés feront une charge pour le supprimer puis y mettra fin lui-même 14 mois plus tard.
Les statistiques du "Chaos report" sont issues d'analyses de sociétés privés dont la stabilité de l'État-major est clairement supérieure à celle de l'Éducation Nationale qui aura vu 6 ministres différents en dix ans. Mais l'analyse de GreenSI n'est pas que le changement de Ministre impacte les projets, au contraire, il révèle que les projets avancent sans eux, sans l'impulsion d'une direction. Ils poursuivent leur trajectoire budgétaire presque mécaniquement. C'est donc finalement la faiblesse de ce lien entre le projet et la stratégie de l'entité qui impacte le projet. Dans les critères de réussite l'engagement de la Direction (ou MOA) et son expérience des grands projets, restent des critères décisifs pour influencer la probabilité de réussite à la hausse.
Ainsi quand cette semaine Jean-Michel Blanquer, et même Mounir Mahjoubi, déclarent qu'ils veulent "réorienter l'action vers un dispositif plus agile et plus efficace au bénéfice de notre mission de service public", on a du mal à ne pas sourire. C'est l'aveu même que le projet n'était plus aligné avec les objectifs de l'Éducation Nationale et que quelque chose qui paraît pourtant comme une évidence n'avait pas été embarquée dans le projet : "L'agent doit être au cœur du nouveau système et aura accès en direct à son dossier".
La Cours des comptes à remis fin 2016 un rapport sur la dérive de ce projet avec une note de synthèse qui met en avant une complexité sous-estimée au départ qui s'est traduite par une dérive budgétaire et un pilotage gravement défaillant, que ce soit du projet ou de la très nombreuse sous-traitance.
Ce qui est intéressant est la réponse de la Ministre à cette note en mars 2017 quand le projet aurait pu être arrêté. Au contraire, elle prend note des recommandations de la Cours des Comptes et répond que l'action engagée, reprise en main par la DINSIC ("DSI de l'État"), s'inscrit pleinement dans ce sens et devrait permettre de répondre à l'enjeu stratégique que représente la modernisation de son SIRH.
Malgré cette réorientation vers un périmètre de déploiement plus limité (enseignants du premier degré), la réorganisation du projet avec plus d'agilité et d'urbanisation des modules et la ré-internalisation en partie de son développement pour simplifier les échanges avec les multiples prestataires et réduire les coûts d'un fonctionnel qui évolue en permanence (limite fixée à 321M€), n'ont pas eu l'effet escompté.
La décision la plus difficile à prendre dans un projet, le stopper, a donc été prise 16 mois plus tard, quand tout le carburant des crédits alloués a été consommé. Dans ce genre de situation la poursuite ne doit d'ailleurs pas être justifiée par la somme déjà dépensée (321 millions d'euros) mais par la somme qu'il reste encore dépenser pour finir le projet (179 millions) et les bénéfices marginaux une fois le projet terminé. Souvent ces bénéfices, idéalisés au départ, fondent comme peau de chagrin quand les premières difficultés arrivent.
Les difficultés techniques rencontrées par SIRHEN sur ces dernières années ne permettaient donc pas de le déployer sur l'ensemble des corps concernés, dans un contexte où la gouvernance du projet n'a pas permis un pilotage à la hauteur des enjeux et a conduit à la dérive budgétaire. Ce fut le bouquet de raisons pour l'arrêter.
Dans les autres raisons d'arrêter les projets on trouve parfois quand la concurrence fait déjà mieux que ce que peut produire le projet s'il se termine. L'Éducation Nationale n'est pas dans un domaine concurrentiel, mais ses professeurs et ses clients que l'on oublie parfois et appelés élèves, sont eux exposés à de multiples services numériques et ont maintenant des attentes en termes de personnalisation et de simplicité qui n'ont peut-être pas toutes été embarquées dans un projet né quand Facebook n'était pas encore une plateforme pour tous.
Pour GreenSI il n'est plus possible d'engager des projets de plus de 7 ans, tant cette durée devient une éternité à l'échelle du numérique. La DINSIC publie régulièrement le tableau de bord des 56 projets majeurs de l'État. La durée moyenne à juillet 2018 est 6,6 ans et oui il s'agit bien d'une moyenne sur les 56 projets, qui pèsent 2,55 milliards d'euros, donc certains sont au dessus.
Ce chiffre résume à lui seul la très grande difficulté d'avoir une Administration qui peut compter sur un SI moderne.
D'ailleurs dans cette liste il y a un autre projet de SIRH qui dure depuis 11 ans, qui a fait l'objet d'un rapport de la Cours des comptes et qui pour l'instant ne met vent debout que les syndicats des Finances, c'est SIRHIUS. Le prochain SIRHEN ?
La seule option à l'avenir semble résider dans les plateformes, et la mise à jour permanente de fonctionnalités urbanisées sur ce socle technique. En 2007 on parlait de SOA, en 2018 on parle d'API ou de micro-services. Aux métiers de comprendre que l'infrastructure numérique est partagée et qu'ils viennent y développer leurs services, et aux DSI d'être à la hauteur de cet enjeu et d'adopter le Cloud, public ou privé. Les administrations en sont encore loin mais peut-être que le retour du sujet de Cloud Souverain porté par notre secrétaire d'État au Numérique fera évoluer les postures.
Sans transition mais avec quand même un petit clin d'œil, GreenSI constate sur LinkedIn que le Directeur du Numérique de l'Éducation Nationale en charge de remettre le projet SIRHEN sur les rails en 2015 a été recruté il y a deux mois par le privé, et qu'il est maintenant architecte chez Amazon Web Services. Son expérience ne sera pas perdue pour tout le monde ;-)
Il fallait donc certainement arrêter ce projet et ce n'est jamais une décision facile à prendre.
Mais cet arrêt, comme pour Louvois en 2014 le système de paie des militaires, il y a maintenant plus de 3 ans, ne résout rien. Les applications RH actuelles de l'Éducation Nationale sont toujours obsolètes, comme elles l'étaient en 2007. Il faudra bien les faire évoluer, au-delà du réglementaire, auxquelles elles ont été limitées depuis le lancement de SIRHEN. D'ailleurs c'est certainement toute une stratégie qu'il faudra reposer, et qui a été "gelée" pendant dix ans avec l'idée qu'une grande base de données pour tous les employés allait arriver. A l'heure du RGPD c'est d'ailleurs même nettement moins tendance et plus compliqué.
C'est donc maintenant que tout (re)commence pour les RH de l'Éducation Nationale et qu'il ne faut pas rater le nouveau départ.
SIRHEN, ou quand savoir arrêter un projet
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