Le numérique va t-il faire évoluer la race humaine? D'ailleurs n'est-ce pas déjà bien engagé?
La
question peut paraître étrange. Le numérique n'est qu'une externalité à
l'homme, qu'il a créé lui même et qu'il maîtrise, du moins pour
l'instant.
On est donc certainement encore loin de la théorie de Charles Darwin et des lois de l'évolution des espèces, qui amèneraient d'ailleurs la perspective de la sélection naturelle.
Les humains les plus adaptés au numérique deviendraient dominants, et
les autres vivraient, soit dans des zones moins exposées, soit tout
simplement s'éteindraient.
Cela bien sûr sur des millions d'années. Mais comme une étude britannique
publiée cette semaine prévoit la fin de notre civilisation en 2040, pas
à cause du numérique mais des ressources, cela laisse finalement peu de
place (25 ans) à ce scénario pour se développer.On ne va donc pas trop
s'y attarder.
Et puis avec le numérique l'homme a l'air de vouloir prendre de l'avance sur la nature et avoir envie de s'adapter.
Il est indéniable que nous adaptons nos comportements au numérique, à la mobilité, à l'ubiquité qu'elle nous donne et à tous les nouveaux outils que nous utilisons.
Tout a été dit dans l'excellent ouvrage de Michel Serres, "petite poucette". Nos sociétés occidentales ont déjà vécu deux révolutions: le passage de
l'oral à l'écrit, puis de l'écrit à l'imprimé. Comme chacune des
précédentes, la troisième, le passage de l'imprimé à l'information ambiante, tout aussi décisive, s'accompagne de
mutations politiques, sociales et cognitives.
Avec l'information toujours accessible faisant de nous des actifs et des
interactifs, les jeunes doivent tout réinventer. Pour Michel Serres, un
nouvel humain est né, la "petite poucette" (avec son pouce elle
commande son smartphone).
Un humain à l'aise dans les données et qui saura déjouer les algorithmes qui cherchent à lui ôter son libre arbitre. Qui
saura comment réserver un voyage à l'autre bout du monde, et se faire
passer pour un autochtone (via son IP), pour obtenir les meilleurs prix.
Et peut être qu'il saura aussi comment garder un minimum d'intimité
face à des Etats et des acteurs, de plus en plus intrusifs dans sa vie
privée.
Plus profondément, le
numérique agit sur nos émotions, par la connaissance que nous avons de
ces outils et des implications de telle ou telle situation.
Qui n'a pas jamais ressenti un sentiment de sécurité quand il se déplace
car il a sur lui son smartphone. Tout peut lui arriver, car il va
pouvoir communiquer, obtenir de l'aide ou des informations, se
géolocaliser, voire se faire géolocaliser en cas d'accident, au ski par
exemple. Réciproquement qui n'a pas ressenti un frisson de panique quand
10mn après avoir quitté son domicile on réalise qu'on a oublié son
smartphone...
La bonne nouvelle, c'est qu'il y a un espoir pour que ces émotions puissent nous aider aussi à sentir les dangers du numérique.
Quand
on reçoit un mail avec une pièce jointe d'un ami éloigné, quand votre
banque vous annonce qu'elle vous rembourse un prélèvement en double (à
moins de jouer au Monopoly avec sa banque!) ou quand on se prépare à
taper son numéro de carte bancaire sur un nouveau site marchand, par
exemple. Sentir le danger peut nous apprendre à adopter les bons
comportements.
Passez une journée à surfer avec
quelqu'un qui sait protéger son identité (un hacker par exemple), et
vous découvrirez tout une panoplie de réflexes à acquérir pour utiliser
tranquillement votre ordinateur ou smartphone sur Internet. Le premier
étant la session de navigation privée systématique avec votre
navigateur. Qui le fait? Sentez-vous une fois réellement en insécurité
sur une session non privée, et vous le ferez ensuite sans même y penser.
Il faudrait maintenant "vivre" cette
insécurité pour la comprendre et l'adopter. Peut être que les "serious
game" ont un rôle à jouer pour arriver à utiliser nos émotions et renforcer nos comportements sécuritaires, notamment dans les entreprises (exemple de jeu pour sensibiliser à la sécurité: The Fugle). Une bonne émotion vaut peut être mieux que de longs powerpoint.
Les travers de ces adaptations sont aussi souvent mis en avant. Comme celui de l'influence permanente de l'information et la perte de l'attention. A tel point que des travaux, dont celui de Michael Carr un an avant Michel Serres,
analysent la mutation de l'oral à l'écrit, puis au numérique, et posent
régulièrement la question de savoir si "Internet rend bète?"
Car la révolution informationnelle, qui se traduit par le big data, aurait aussi un impact sur notre
cerveau. Tout le monde ne lit plus de façon linéaire en étant
absorbé par le texte, et en s'immergeant dans le monde de l'auteur. La
pratique du zapping au sein d'un terminal, et maintenant du
multi-terminaux, nous plonge dans un bombardement d'informations et
d'alertes traitées par notre cerveau. Or notre
cerveau s'adapte très vite pour gérer ce flux et réduit ses efforts sur
l'attention.
Ce n'est pas prêt de s'arrêter si on en croit un article de retour d'expérience d'un mois d'utilisation de l'Apple Watch.
L'usage qui arrive en tête, et justifierai le prix de ce bijou aux yeux
de ses utilisateurs, serait... les alertes pendant les réunions ou au
volant (quand on ne peut pas sortir son iPhone de la poche).
Or si la capacité à se concentrer dans la lecture est la base de nos
méthodes d'apprentissage, on peut comprendre assez rapidement que notre système éducatif va devoir prendre un virage. Un peu comme si l'école de Jules Ferry
avait refusé le livre et était resté à la tradition orale (ce qui est
encore la base pour les peuples dont la langue ne s'écrit pas).
Notre smartphone étend donc la capacité de notre cerveau, par l'accès à l'information et à la communication en permanence, mais aussi par l'ajout de nouveaux sens, comme
la capacité à se géolocaliser. Et ce smartphone ouvre la route aux
objets connectés qui vont s'y raccorder, décupler le nombre de capteurs,
offrir une nouvelle acuité à cet homme augmenté.
On pense souvent à ceux qui ne vont pas s'adapter. On oublie souvent ceux qui n'étaient pas adaptés au monde précédent.
Parce
que leur mémoire était déficiente, que leur écriture était déformée par
une dyspraxie ou une dysorthographie, et que tout simplement ils
étaient handicapés dans le monde de l'écrit et de l'attention. Pour eux,
cette nouvelle orthèse qu'est leur smartphone ou leur clavier, leur
permet de réaliser aujourd'hui des choses qu'ils ne pouvaient espérer
atteindre il y a peu de temps.
Et ce billet ne serait pas complet sans citer le très controversé mouvement transhumaniste qui considère que certains aspects de la condition humaine tels que le handicap, la maladie, ou la mort, comme inutiles et indésirables. Des transhumanistes qui comptent sur la technologie (pas uniquement de la communication et de l'information, mais aussi les biotechnologies),
pour mettre en œuvre leur utopie. Un homme augmenté symbolisé par le
H+ (les chimistes les excuseront de cette récupération).
Les pistes de l'évolution de l'homme par le numérique semblent donc bien tracées. A nous de suivre les bonnes.
Avec le numérique, allons-nous évoluer?
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