lundi 16 mai 2016

MOA, lâchez prise sur la maitrise des usages

Urbanisation, architectes, maîtrise d'ouvrage, maîtrise d'œuvre, cahier des charges, réception,... les systèmes d'information se sont largement inspirés du BTP pour définir leurs méthodes et leur vocabulaire, quand ils sont devenus indispensables dans les entreprises. Le billet précédent s'attaquait à l'urbanisation et aux architectes, cette semaine nous allons revisiter la maitrise d'ouvrage à l'ère du numérique et de l'entreprise agile.

Le maître d'ouvrage est l'entité porteuse du besoin, définissant l'objectif du projet, son calendrier et le budget consacré à ce projet. La maîtrise d'ouvrage maîtrise l'idée de base du projet et représente, à ce titre, les utilisateurs finaux à qui l'ouvrage est destiné.

Et c'est bien la fin de la phrase qui pose de plus en plus problème !

Notamment, dans les cas où la maîtrise d'ouvrage ne peut pas représenter les utilisateurs qui ont leur propre "liberté" ou aspirations, ce qui est de plus en plus le cas avec le numérique. Parfois même dans l'entreprise quand elles n'animent pas un réseau d'utilisateurs.

Depuis l'arrivée du numérique, cette définition mélange donc deux choses: l'ouvrage et l'usage.

L'ouvrage c'est ce nouveau site internet que vous voulez lancer, ou cette application de gestion des notes de frais. L'usage, ce sera l'utilisateur qui le définira, se l'appropriera (ou pas) et même le transformera (ou comment "hacker" un ouvrage pour en détourner l'usage). 

Il y a peu de chance que Facebook ou Twitter savaient lors de leur création ce que leur utilisateurs allaient en faire après le lancement.
L'annuaire d'étudiants Facebook est devenu pour l'utilisateur un réseau social, une plateforme pour les joueurs, un moteur de personnalisation de publicité pour les annonceurs... Quand à Twitter, l'application d'envoi de messages courts est devenue un média temps réel, avec photos et vidéos, presque l'inverse de l'idée de frugalité initiale. C'est le temps réel qui a fait mouche et a été détourné dans les usages.

Ce sont bien leurs utilisateurs qui en ont décidé par leurs usages et pas une maitrise d'ouvrage "sachante" et tout puissante. Mais ne le répétez pas trop fort car certains DSI croient encore à la maîtrise d'ouvrage souveraine ;-)
GreenSI est donc convaincu qu'aucune entreprise reposant sur une organisation de maîtrises d'ouvrages n'avait la plus petite chance d'imaginer et de lancer ces deux plateformes digitales qui ont pourtant transformé le monde et que toutes utilisent maintenant.

Pour aborder le numérique et son potentiel, les entreprises ont besoin de chef de projets centrés sur les usages.

Un concept de "maîtrise d'usages" qui est d'ailleurs apparus dans le BTP en 1985 avec la loi MOP (loi relative à la maîtrise d'ouvrage publique et à ses rapports avec la maîtrise d'œuvre privée), mais l'informatique de l'époque n'avait pas (encore) besoin de cette notion, tant elle pensait pouvoir toujours décider elle même des usages des ouvrages qu'elle produisait.

C'est Tru Dô-Khac, consultant en innovation numérique et management des SI, avec qui GreenSI s'est entretenu pour ce billet, qui a effectué cette recherche historique sur la "maîtrise d'usages". Il travaille auprès des Directions de grandes entreprises pour son introduction dans les nouvelles organisations du digital, et a même élaboré un MOOC sur le sujet.

La maitrise d'usage est une notion qui a été utilisée pour l'aménagement du territoire. Elle permet d'intégrer à la construction des ouvrages, les conseils de quartier, des associations ou des collectifs de riverains...

Elle s'est aussi développée dans les débuts de l'internet pour désigner une famille de métiers comme l'ergonome et le spécialiste de l'accessibilité.
Dans l'entreprise elle s'est développée dans les intranets (des applications souvent multi-MOA entre la DSI, la DirCom et la DRH) quand des groupes d'utilisateurs étaient systématiquement associés pour trancher sur la construction et l'évolution de ses services. On se réfèrera d'ailleurs à Michel Germain le fondateur du cabinet Arctus pour sa vision, dès 2009, sur les liens entre conduite des changements et maîtrise d'usages.


Dans le numérique, avec l'intranet, l'extranet puis l'internet, la maîtrise d'usage, se traduit donc par l'organisation des travaux de design et d'accessibilité, bien en amont de la spécification de l'ouvrage et de la planification de sa construction.

Elle est devenue nécessaire :
  • à cause de la complexité, pour ne pas dire l'impossibilité, de conduire les changements une fois l'ouvrage terminé, quand il s'agit de sites internet ou de services numériques,
  • quand l'entreprise a la volonté de laisser les futurs utilisateurs développer eux-même leurs nouveaux usages.
La maîtrise d'usages prend donc toute sa place dans l'entreprise pour le design des nouveaux services, des nouveaux business modèles et des applications qui en découlent.

Ce nom de "maitrise d'usages" n'a pas encore percé dans l'entreprise, pourtant elle est bien déjà là, sous diverses formes: "design thinking", "open innovation", "hackathons", "living labs", "co-construction", "maquettage, prototypage", "fab lab"... en impliquant à chaque fois de futurs utilisateurs très en amont des projets. En cherchant à influencer le futur design.

Les démarches agiles sont très adaptées au développement de la maîtrise d'usages.

L'avance de la Direction Marketing dans le digital, quand elle s'est investit très en amont pour la compréhension des besoins des clients, est clairement à mettre au compte de cette maîtrise d'usages que d'autres Directions de l'entreprise maîtrisent moins.

La question qui se pose maintenant à la gouvernance des systèmes d'information, c'est comment l'organiser ?

Ne doit-on pas identifier, pour tout projet, une maîtrise d'usages, comme on a une maîtrise d'ouvrage ?

Et quand elle n'existe pas, la première étape ne serait-elle pas de la créer pour avoir une entité qui représente vraiment les futurs utilisateurs, avant d'investir, dans des applications ou services numériques, qui leur sont destinés ?

Il faut aussi séparer maîtrise d'ouvrage et maîtrise d'usages, pour éviter les conflits d'intérêts entre le projet et les usages. Les usages sont seuls la véritable finalité du projet. Un projet livré non utilisé ne sert à rien !
Et pourtant les entreprises continuent de produire des sites internet ou des applications mobiles qui ne sont plus utilisées, une fois le lancement terminé, et parfois même avec des applications en interne de l'entreprise.

C'est là que nous devons repenser à Socrate et à son célèbre "Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien", le fondement de la maïeutique socratique. Donc Socrate interroge, questionne ses concitoyens pour leur faire prendre conscience de leur ignorance, et cherche la vérité de cette façon. 

Tel Socrate, la maîtrise d'usages doit questionner sans cesse les utilisateurs, car elle sait qu'elle ne sait rien.

Parfois, la Maîtrise d'Ouvrage, elle, croit encore savoir et organise tranquillement son projet. La DSI la suit selon les bonnes règles de gouvernance. Qui aura le courage d'aller leur dire ?
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